N’empêche, on avait déjà évacué l’idée de train avec Voyages-SNCF : on évacue carrément l’idée de voyage avec Oui-SNCF. Et en soi, ça me semble révélateur d’un mouvement de fond : remplacer le sens par des marques. Vous allez me dire que le mouvement n’est pas neuf. C’est le principe même du capitalisme triomphant que de vouloir transformer tout, absolument tout, sans exception, en produit : les biens matériels, c’est établi, mais la santé, l’éducation… l’amour, même. La moindre parcelle d’activité humaine est sommée de tester sa pertinence face à un « produit » équivalent sur le marché.
Eh bien, quand je vois le TGV devenir inOui, ERDF devenir Enedis ou encore GDF transformé en Engie… je me dis qu’on est passés à la vitesse supérieure.
Parce qu’au départ, nous avions des noms qui avaient des sens : Train à Grande Vitesse, Électricité Réseau Distribution France, Gaz De France… Le problème que le capital a avec le sens des mots, c’est que ce sens fige les choses, qu’il leur donne justement du sens, à ces choses. Qu’il nous permet, en somme, de les analyser par le simple fait qu’elles veulent dire quelque chose, que chacun peut comprendre et donc critiquer par tel ou tel filtre de lecture. Je ne vais pas encore vous citer Franck Lepage, si ? Eh bah si, tiens, je viens de le faire.
[...]
France Télécom était un service public dont on attendait à peu près logiquement qu’il rende un service de télécommunications sur le territoire français (à vue de pif, hein). Mais Orange est une marque. Peu importe alors qu’Orange produise des gadgets connectés qui viendront presque immédiatement grossir nos dépotoirs, ou lance même une banque tout en proposant un service client qui n’a plus grand chose à voir avec un service public.
Le TGV était un train à grande vitesse. Mais inOui est une marque, et le fait qu’un voyage Ouigo (la variante pour pauvre), par le jeu des correspondances iniques et des gares à Perpét-les-Oies qu’il faut rejoindre en bus, devienne plus long qu’un voyage en train à vitesse normale (tout en restant plus cher et contraignant), ça n’a pas d’importance. C’est une marque, pas un train à grande vitesse.
ERDF était un service public de distribution d’électricité. Mais Enedis est une marque. Et si Enedis souhaite à l’avenir développer l’exploitation de données personnelles de ses clients via les mouchards Linky, pourquoi s’en priveraient-ils ? C’est une marque, pas un service public.
[...]
Chaque aspect de nos vies doit être marketinguisé jusqu’à la moelle, sinon il ne vaut pas la peine d’être sauvé.
Regardez ces stades que l’on est désormais sommés de nommer par le nom de leurs sponsors (pratique pudiquement vendue sous l’anglicisme naming) : au revoir le Palais Omnisport de Paris-Bercy, bonjour « AccordHotels Arena » (le nom le plus ridicule de la décennie, au passage) ; au revoir le Stade Vélodrome de Marseille, bonjour « Orange Vélodrome » ; bonjour encore le « Stade Allianz Riviera » à Nice… Parce qu’après tout, si même nos conversations autour d’événements sportifs ou de concerts peuvent se transformer en page de pub pour des compagnie d’assurance ou de télécom, c’est encore ça de gagné.
Tout doit être un produit.
Ça pique hein ?