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Never let me be a carnivore ?
mardi 4 juin 2024, par
J’ai eu une révélation. Le genre de chose qui arrive parfois ; des semaines, des mois et parfois des années après avoir lu un livre, il se peut qu’advienne un petit miracle, un éclair de compréhension sur ce qui était -peut-être- l’intention profonde de l’auteur. J’en ai retiré une profonde admiration rétrospective pour les gens faisant profession d’expliquer aux autres les livres qu’ils ont lu, professeurs de lettres, critiques bienveillants [1] etc.
La chronique qui suit dévoile complètement l’intrigue du roman Auprès de moi toujours, que j’avais critiqué ici même il y a un peu plus de 3 mois. Cela est en-effet indispensable à l’explication de ce que je veux décrire, et vous laisse donc face à l’alternative suivante : lire le roman avant de me lire, ou ne pas me lire et me chagriner très fort. |
Mon fils de 5 ans refuse de manger de la viande depuis qu’il a compris que c’était des animaux morts. Inquiétude subséquente de ses parents, d’autant qu’il a parfaitement compris que le concept d’animal mort s’appliquait aux saucisses, au jambon, au poisson pané. Le texte qui suit n’est pas une diatribe contre les végétariens. Mais en tant que parents, on cherche à faire en sorte que ses enfants soient le plus en bonne santé possible, à base de positionnements rétrogrades comme le brocolis, le sport et l’interdiction des écrans avant 6 ans. Et un peu de viande quand même.
Ce week-end, alors que nous discutions de ce qu’avait prescrit la diététicienne en matière de compensation, j’ai eu une révélation, la fameuse révélation évoquée ci-avant : Auprès de moi toujours (Never let me go en VO) est une métaphore de ce que nous faisons subir aux animaux, notamment ceux destinés à la consommation humaine. Il faut donc que je revienne un peu sur l’histoire racontée par ce livre.
Dans Auprès de moi toujours, on suit les itinéraires entrecroisés d’une poignée d’anciens pensionnaires de Hailsham, un collège anglais typique, voire idéal, où les élèves font du sport, parlent de poésie et de littérature, s’exercent à tous les arts... Cependant, on note très vite des éléments troublants dans le récit : les enfants semblent résider au collège depuis leur plus tendre enfance, ils ne semblent jamais rentrer chez eux le week-end, et ne semblent pas non plus avoir de famille. Ils n’ont pas de professeurs mais des gardiens, et le sujet des dons revient régulièrement, sans que l’on comprenne de quoi il s’agit. Le malaise grandit au fil des pages, jusqu’au moment où ce que l’on pressentait sans vouloir y croire est confirmé.
Je saute un paragraphe, procédé déloyal et malhonnête pour retarder de quelques secondes le moment de la révélation.
Ces enfants sont des clones. Les dons qu’ils devront faire une fois adulte sont des dons d’organes. Aucun ne vivra plus longtemps qu’une petite trentaine d’année. Ce roman m’a bouleversé. J’en ai fait des cauchemars. La fin dévoile notamment que Hailsham était une expérience ; il n’était pas représentatif des autres établissements du même genre, et il a d’ailleurs été fermé. On comprend aisément pourquoi les pensionnaires se devaient d’avoir un corps sain ; s’ils ont aussi bénéficié d’un esprit embelli par l’art et la littérature, c’est juste... pour que leur vie ne soit pas trop horrible. Les dernières pages du roman sont, à ce titre, bouleversantes :
— Pas seulement ça, dis-je doucement. Pourquoi avons-nous fait tout ce travail, pour commencer ? Pourquoi nous former, nous encourager, nous faire produire tout cela ? Si nous allons juste faire des dons, de toute manière, et puis mourir, pourquoi tous ces cours ? Pourquoi tous ces livres et ces discussions ?— Pourquoi Hailsham tout court ? » Madame avait dit cela depuis le vestibule. Elle passa de nouveau entre nous et retourna dans la section obscure de la pièce. « C’est une bonne question. »
[...]
Vous, les élèves de Hailsham, même après que vous êtes sortis dans le monde ainsi, vous n’en connaissez pas la moitié. Dans tout le pays, en ce moment même, des élèves sont élevés dans des conditions déplorables, des conditions que vous, les élèves de Hailsham, vous pouvez à peine imaginer. Et maintenant que nous n’existons plus, les choses vont aller en s’empirant. »
Elle s’interrompit de nouveau et, un moment, elle parut nous examiner attentivement, plissant les yeux. Enfin elle poursuivit :
« À défaut d’autre chose, nous avons au moins veillé à ce que vous tous, dont nous avions la garde, grandissiez dans un merveilleux environnement. Et nous avons aussi veillé, après que vous nous avez quittés, à ce que vous soient épargnées les pires de ces horreurs. Nous avons au moins pu faire ça pour vous.
[...]
Regardez-vous maintenant ! Vous avez eu des vies de qualité, vous êtes instruits et cultivés. Je regrette que nous n’ayons pas pu vous procurer plus, mais vous devez comprendre qu’autrefois les choses étaient bien pires.
Pour l’opinion publique, l’affaire est entendue : les clones ne sont pas des humains et n’ont donc pas à être traités comme tel. Il en va de même pour les animaux : c’est de la viande, vous voulez pas qu’on leur fasse des massages non plus ? Et pourtant, dans le roman comme dans notre monde à peine moins cruel, des consciences généreuses se dressent, invoquent le bien-être animal, les conditions d’abattage. Un veau doit-il être informé qu’il ne sera jamais un taureau ?
« Pauvres créatures que vous êtes », répéta-t-elle, presque en un murmure. Puis elle se tourna et rentra dans sa maison.
Pauvres créatures. On prétend vous aimer, on vous éduque, mais à la fin on vous zigouille quand même, parce que la société fonctionne comme ça, la société ne comprendrait pas qu’on remette ça en cause. Ce n’est pas comme si vous éprouviez des sentiments ou ressentiez la douleur, n’est ce pas ?
Je ne suis pas végétarien et ne pense pas avoir l’intention de le devenir. Je ne suis pas un viandard non plus. Je mange assez peu de viande et pour tout dire de moins en moins. Mais je ne comprends pas -et ne voyez là aucun jugement de ma part, c’est une vraie incompréhension- la position vegan. Autant je peux comprendre l’anti-spécisme, le refus de l’exploitation animale, parce que l’homme fait partie d’un écosystème et ne lui est pas supérieur, autant je ne comprends pas toutes les conséquences que cela implique pour eux : si l’homme est un animal comme les autres et que certains animaux mangent de la viande, pourquoi l’homme devrait-il s’en priver ? Mais pour autant, la révélation qui m’a frappé à propos de ce livre m’a fait prendre conscience de notre hypocrisie, nous qui mangeons des animaux et prétendons les aimer : nous oublions trop commodément le « don » non consenti qui est le leur.
Mais sans doute faut-il en passer par l’innocence d’un enfant de 5 ans et le talent d’un prix Nobel de littérature pour dire tout haut ce que nous préférerions ne pas penser.
[1] parce que les critiques méchants, non, je ne les admire pas - c’est trop facile d’être méchant