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La patrie reconnaissante

jeudi 2 avril 2009, par Sammy

En ce temps là, tous les lieux de la ville avaient été baptisés du nom d’un homme célèbre. Les grands boulevards, les avenues, les rues de taille moyenne et les petites rues sans importance s’étaient vu octroyer des patronymes d’écrivains étudiés dans les écoles, de présidents des siècles passés, de scientifiques connus, de navigateurs trépassés et d’astronomes hirsutes.

On avait à ce point bien fait les choses que la moindre placette portait le nom d’un ancien maire, le moindre passage couvert celui d’un écrivain régionaliste. Il ne restait plus rien à nommer ; même les places de stationnement inoccupées devant le cimetière s’enorgueillissaient de la gloire passée d’un maréchal qui avait grandement contribué à garnir ledit cimetière.

Mais l’on continuait pourtant à construire, et il arriva un jour où l’on fut à court de noms à distribuer. Il n’y en avait plus. Même les notoirement oubliés et les injustement méconnus avaient été utilisés. Tout ce que la ville comptait d’intellectuels se mit alors à réfléchir. Mais les architectes, les bibliothécaires, les instituteurs, les agents de la circulation et madame Michu, concierge au 17, rue Amédée Bollée, avaient beau se creuser la tête et éplucher leurs dictionnaires, la situation paraissait sans issue.

Le conseil municipal au grand complet, réuni dans la grande salle des mariages de l’Hôtel de ville pour se pencher sur cette crise, était bien en peine de trouver une solution. Il n’était pas question d’éluder le problème avec les habituels dérivatifs fabriqués à partir d’un nom de lieu, la ville ayant déjà son lot d’avenue de la gare, rue de la poste et autres place de l’église.

Quelqu’un proposa bien de réutiliser le système déjà employé pour le tout récent quartier résidentiel, aux maisons agglutinées et identiques, où les rues trop étroites et toutes semblables portaient des noms d’oiseaux apportant, avec force rossignols, cigognes et mésanges, une poésie de toute façon à jamais absente de ce lieu sans âme.

Le maire s’emporta, demandant ironiquement pourquoi ne continuait-on pas le système, après tout c’était bien pratique, avec les animaux, les insectes, les légumes, et puis aussi les planètes, et les astéroïdes, c’est vrai qu’on en parle pas assez ! Après tout, quitte à subir les quolibets des journalistes, autant que ce soit pour avoir inauguré une rue 1998 SM165 ou un square 951 Gaspra, que pour avoir dévoilé, devant un parterre médusé, la plaque de l’allée des nénuphars.

Le silence retomba d’un coup sur la salle du conseil, lourd comme un drap mouillé. Les conseillers se regardaient en coin, de côté, en chien de faïence, par en-dessous, ou fermaient tout simplement les yeux pour faire semblant de réfléchir, car la séance était publique. Bref, ils tentaient de se donner une contenance, n’y parvenaient pas, et n’en craignaient que plus une nouvelle envolée lyrique et tonitruante du maire.

L’angoisse devenait palpable. Malgré l’ampleur des moyens mis en oeuvre -tripotage de portable, croisage de doigts, invocation silencieuse à Sainte Rita Mitsouko, fixation intensive d’un point au sol ou sur le mur d’en face dans l’espoir d’en faire jaillir la vérité- aucune solution ne semblait en vue.

C’est à ce moment précis qu’un jeune conseiller à qui l’on ne demandait jamais rien, sinon voter parfois et se taire le reste du temps, prit la parole. Il n’était pas consulté ordinairement, car chargé de la culture, il ne prenait la parole qu’une fois par an, au moment du vote du budget. Encore avait-on l’obligeance de lui laisser un quart d’heure pour exposer les demandes de la bibliothèque et des associations, le temps que ces messieurs du secteur « sécurité et maintien de l’ordre » prennent un café avant de poursuivre le bilan de l’année écoulée en terme d’installation de vidéo-surveillance dans les rues commerçantes du centre-ville.

Mais cette fois-ci, le désarroi était si grand qu’il fut écouté presque religieusement, par une assemblée attentive, et dans un silence tel que l’on entendit très nettement le bruit de plastique cassé que fit le portable dernier cri du maire lorsqu’il l’échappa sur le sol carrelé.

Après quelques secondes d’un silence étonné, le brouhaha fut général et instantané :

- Jeune homme, je ne sais pas si vous vous rendez bien compte que...
- Moi je pense au contraire qu’il...
- C’est de la folie !
- ... et puis d’un point de vue politique ce n’est pas si...
- oui mais...
- cela dit...
- moi je...
- Silence !