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Ma découverte d’Annie Ernaux

lundi 25 mars 2024, par Sammy

A l’origine, je projetais de faire un article semblable à celui de l’année dernière à la même époque, dans lequel j’établissais la liste de mes lectures durant les vacances de février. C’est donc avec enthousiasme que j’ai recommencé cette année, mais comme j’ai mis beaucoup de trop de temps à l’écrire, interrompu par d’autres idées qui ont pris le pas sur lui (Henri Pick, Marion Montaigne, Le problème à trois corps), je le restitue par morceaux.

Je commence donc aujourd’hui avec ma découverte des livres d’Annie Ernaux.

Je n’avais jamais lu Annie Ernaux. Ses livres sont courts et percutants ; elle est son propre sujet, et raconte -on a presque envie de dire qu’elle dissèque- d’une écriture neutre, clinique, ses faits, gestes, pensées et émotions. Je ne pense pas faire preuve d’une capacité d’analyse ébouriffante en disant que l’œuvre de la lauréate du Prix Nobel de littérature 2022 a une forte portée sociologique. Qu’elle aborde les conditions de son avortement en 1963 (clandestin, forcément), l’histoire de ses parents ou la jalousie, c’est toujours plus ou moins une histoire de place dans la société, de situation par-rapport aux autres, à la société, à sa « race » [1]

L’évènement

Comme je le disais à la fin de ma critique sur Le silence et la colère, ce sont quelques mots de Pierre Lemaître dans la postface qui m’ont donné envie de lire L’évènement d’Annie Ernaux. Elle raconte, en une centaine de pages, l’avortement qu’elle a subi en 1963. Vu d’aujourd’hui, ce non-roman et pas tout à fait ouvrage autobiographique prend une dimension documentaire.

On ne sait pas. On ne sait plus, et trop nombreux sont ceux qui choisissent de ne pas savoir.

Déjà en tant qu’homme, je ne sais pas. Je ne sais pas dans mon corps. Je ne connais pas et ne connaîtrai jamais cette crainte étalée des premières règles à la ménopause. Et à une époque où l’on feint de croire que l’IVG est un droit acquis [2], lire le rythme haletant du témoignage d’une jeune fille, seule, désemparée, en recherche d’aide, c’est terrifiant. On a beau imaginer que ça se passait comme ça, une table de cuisine, des connaissances acquises par l’expérience et le risque, et la peur, et trop souvent la mort, avoir quelqu’un qui le raconte, ça change tout.

La place

La place, c’est un livre sur ses parents, sur leur relative ascension sociale d’ouvriers à cafetiers, de comment ils ont su toute leur vie -son père surtout- « rester à leur place ». De fait, elle parle beaucoup de son père, de son travail, de sa vie, et de sa mort, quelques jours après qu’elle fut venue pour des vacances avec son fils. Impression de sociologie distillée au fil des pages, encore. La place du travail. La nourriture. Le corps, la maladie. Les autres. Sa fille, qui s’est éloignée de son milieu d’origine par les études ; son incapacité à dire que l’étude et l’enseignement sont un travail, de concevoir que l’on peut travailler autrement que de ses mains, juste : « elle apprend ».

Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d’« émouvant ». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée.

L’occupation

L’occupation, je croyais que c’était un livre sur l’Occupation, la seconde guerre mondiale... En fait, il s’agit d’un livre sur la jalousie. Mais je n’étais pas si loin puisque si ce n’est pas de l’occupation de la France par les nazis dont il est question, c’est son cerveau qui devient une zone occupée, occupée par une autre femme au profit de laquelle elle a été délaissée par son amant.

Jamais depuis Proust je n’avais lu une telle plongée dans les méandres d’un esprit rongé par la jalousie, avec les justifications minables, les coïncidences fabriquées, les montages fabuleux imaginés pour enfin savoir, jusqu’au moment où ça s’arrête aussi subitement que ça avait commencé.

***

Annie Ernaux : une écrivaine essentielle, qui donne une voix aux petits, aux opprimés, à tous ceux que les pratiquants de la Grande Littérature (souvent des hommes, curieusement...) méprisent, même s’ils trouveront toujours des manières élégantes de ne pas l’avouer.

Il ne faut donc pas s’étonner qu’elle ait été attaquée avec la dernière virulence dès l’annonce de son prix.

En ce qui me concerne, je tâcherai de lire ses autres livres.


[1Lisez son discours de réception du Prix Nobel pour comprendre ce terme de « race », de comment, par l’écriture, elle voulait « venger sa race ».

[2Spoiler : non, rien n’est jamais acquis. Et surtout pas les droits des femmes.