Accueil > Livres & co. > Auprès de moi toujours

Auprès de moi toujours

vendredi 5 avril 2024, par Sammy

C’est dans la traditionnelle séquence de fin d’un Silence on joue : « Et quand vous ne jouez pas, vous faites quoi ? » que j’ai découvert ce livre, présenté par Julie Le Baron [1]. Je comprends qu’elle soit restée évasive... C’est très difficile, sachant de quoi il retourne, de ne pas trop en dire.

Il s’agit du récit, par Kathy, une ancienne pensionnaire, de ses années à Hailsham, qui semble de prime abord être un collège anglais tout ce qu’il y a de plus normal. Elle raconte ainsi sa jeunesse, ses relations avec ses condisciples, ceux qu’elle voit encore et dans quelles circonstances elle les voit... On leur donne la meilleure éducation qui soit, ils font du sport, parlent poésie et littérature, s’exercent à tous les arts.

C’est le meilleur des mondes.

C’est très bien écrit et on sent très vite qu’il y a quelque chose qui se cache derrière tout ça, une dimension fantastique sous-jacente, mais on pressent qu’elle ne sera dévoilée qu’à la toute fin (en fait non, ça arrive beaucoup plus vite). Petit à petit, on se rend compte que quelque chose ne tourne pas rond ; elle ne parle jamais de ses parents, on a l’impression qu’elle n’a toujours connu qu’Hailsham, il n’est pas jusqu’au vocabulaire utilisé qui n’interpelle : elle et ses condisciples n’ont pas de professeurs, mais des gardiens, et il y a cette histoire de dons, évoqués dès les premières pages, que l’on est bien en peine d’expliciter.

Mais pour eux, cela semble être une évidence.

Kathy prend en outre pas mal de temps pour raconter des détails qui nous paraissent insignifiants, les pensionnaires d’Hailsham donnant l’impression de s’accrocher sans cesse pour des détails, des incidents de cour de récré, sauf que devenus adultes ils en parlent encore, ressassent, tournent en boucle. En vase clos.

La dernière fois où je pense avoir vécu un tel glissement entre une apparence primaire et une réalité foncièrement différente, c’était lors de ma lecture de W ou le souvenir d’enfance, de Georges Perec. Je sais bien que les deux œuvres n’ont pas grand chose à voir, le livre de Perec étant (littéralement) à moitié autobiographique [2], mais les deux ont en commun cette prise de conscience progressive (pour le lecteur) que quelque chose ne va pas.

Petit à petit les pièces du puzzle s’assemblent. On a des doutes, des soupçons, qui se muent en un vague « non, c’est tout de même pas ça ? » ; l’auteur nous amène à porter attention au moindre indice disséminé dans les 80 premières pages, avant de nous asséner la vérité, telle qu’elle est présentée aux enfants -à ce stade plus ou moins des ados- qui ne s’en émeuvent d’ailleurs pas plus que ça : pour eux aussi, c’est une confirmation de quelque chose qu’ils avaient toujours su.

Je suis sûrement trop sensible, mais j’en ai fait des cauchemars la nuit qui a suivi le moment où j’ai compris.

Voilà, c’est difficile d’en dire davantage sans révéler ce qui fait le poids et l’intérêt de ce roman, qu’il faut bien qualifier de roman d’anticipation [3], écrit par Kazuo Ishiguro, prix Nobel de littérature 2017. Allez dire après ça que la SF est un genre qui n’est pas assez reconnu.

Il est profondément marquant, dérangeant même peut-être, en ce qu’il va creuser du côté de choses qui nous paraissent acquises, évidentes : qu’est ce qui fait de nous des êtres humains ? Comment décide t-on de ce qui est humain et de ce qui n’est l’est pas ; de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas ?
Quel sens donnons-nous à nos vies ?


Un peu d’onomastique en dilettante :

  • sham : faux, imposture, simulacre.
  • hail : grêle, du coup je vois pas trop, c’est peut-être juste pour la sonorité.

[1aka Ellen Replay, rédactrice en chef de CanardPC

[2D’ailleurs, tous les livres de Perec ont une dimension autobiographique, c’est juste plus ou moins visible d’un livre à l’autre

[3en souhaitant que ça n’en soit pas, de l’anticipation