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Babel, par R.F. Kuang : un rendez-vous raté ?

mardi 20 février 2024, par Sammy

J’ai lu Babel.
Je suis un peu déçu.
Pour plusieurs raisons : c’est trop long, et ça ne tient pas ses promesses. En tout cas, pas celles que l’on attend face à ce genre d’histoire, mais là, c’est peut-être moi, lecteur, qui suis en cause.

Spoilers en blanc sur fond blanc.

Un roman trop long ?

Babel fait 700 pages. Rien à dire de ce côté là, je n’ai jamais considéré que la longueur soit un gage de qualité ou de médiocrité. Mais clairement, la première partie se traîne. C’est -littéralement- en arrivant à la moitié du roman qu’on a l’impression qu’il se passe enfin quelque chose, qu’on a vraiment cette envie de ne pas lâcher le livre et de savoir ce qu’il va arriver ensuite. De fait, j’ai un ratio complètement déséquilibré entre ces deux moitiés : j’ai du mettre quelque chose comme 3 semaines pour la première et 1 semaine pour la deuxième [1].

La première moitié ? C’est l’histoire d’un jeune garçon chinois, « recueilli » par un savant anglais à Canton, en pleine épidémie de choléra ; il le ramène avec lui en Angleterre, lui inculque -au besoin à coups de trique, mais je reviendrai sur la violence plus loin- le grec et le latin, l’envoie à l’Institut royal de traduction de l’Université d’Oxford -la Babel du titre- où il se lie d’amitié avec 3 autres jeunes gens, comme lui nouvellement arrivés. A ce stade on est à quasi 200 pages. Ensuite, c’est le récit de leurs 3 premières années à Oxford, ce qu’on y fait, ce qu’ils apprennent. C’est un peu long, mais pas si mauvais. C’est juste que ça ne « coule » peut-être pas assez bien, et qu’on attend simplement le reste, tout ce que le résumé [2] du livre promet, tout ce que le sous-titre (« ou la nécessité de la violence ») laisse envisager.

La magie des mots

Cette première partie explique comment Babel fait de la magie avec des mots. Pour faire court, les chercheurs utilisent la perte de sens lors du passage d’une langue à l’autre (le fameux traduction : trahison) pour enchanter des barres d’argent via l’argentogravure, donnant lieu à quelques passages sur l’étymologie, la traduction, l’évolution du sens des mots... J’ai lu des critiques assez dures, expliquant que ce n’était que de la poudre aux yeux et que l’autrice n’avait pas vraiment creusé le sujet, mais j’ai quand même trouvé ce travail -tant les recherches de l’autrice que la traduction française qui s’en est suivie- suffisamment intéressant pour avoir envie de continuer malgré les longueurs déjà citées.

De fait, on comprend très vite que l’on est dans une version parallèle de l’Histoire, où la Révolution industrielle est celle de l’argent, qui est partout : pour que les calèches, les bateaux ou les métiers à tisser aillent plus vite, que les murs soient plus solides, les bâtiments plus grands à l’intérieur qu’ils ne semblent l’être à l’extérieur... J’ai beaucoup aimé ce concept de magie s’appuyant sur les mots, et qui peut ainsi être expliquée, quantifiée, un peu comme celle pratiquée par Ged dans le magicien de Terremer [3].

Un pamphlet anticolonialiste...

Ma lecture terminée, je me suis dit « en fait, c’est un essai anticolonialiste déguisé en roman » (juste avant de penser « peut-être aurait-elle du écrire un essai, finalement »).

En-effet, le personnage principal, Robin Swift (ce n’est pas son vrai nom, et il ne le retrouvera plus jamais, pas même à la toute fin) comprend bien vite que si Babel lui offre le gîte, le couvert et du travail par-dessus la tête, les motivations impérialistes de l’entreprise ne sont pas très reluisantes. On est d’ailleurs dans un schéma archi-classique du héros se refusant dans un premier temps à admettre la réalité, avant d’embrasser la cause de la rébellion.

Car si Babel a besoin de jeunes étudiant étrangers (Robin vient de Canton, Ramy d’Inde, Victoire d’Haïti ; seule Letty est blanche et anglaise), c’est parce qu’il faut des natifs de la langue utilisée par l’argentogravure pour que celle-ci fonctionne. Le schéma de domination qui se dessine est assez simple à comprendre : l’Angleterre colonise des pays, pille leurs ressources, y compris leur langue, pour accroître sa richesse et sa puissance, qu’elle utilise ensuite pour asservir d’autre pays. Schéma qui donne matière à un dilemme intéressant quoique insuffisamment développé sur la nécessité de lutter contre cette oppression, et tout ce qu’il y a à perdre pour ceux qui s’engagent dans cette voie.

... au risque de la caricature et de la facilité

Seulement voilà, le roman ne parvient pas à éviter de tomber dans la caricature : on comprend très vite que tous les racisés sont gentils et tous les blancs sont méchants (pas d’exception). Allez faire une critique dans ces conditions sans vous retrouvez dans le rôle du type qui n’a rien compris et se retrouve avec sa pancarte « Not all whites » alors qu’on lui explique depuis des lustres « non mais écoute t’es gentil mais c’est pas le sujet ».

Et pourtant...
PAR LE POUVOIR DU SPOIL ANCESTRAL
... on aurait bien voulu un colonisé favorable à l’empire ; Letty, l’aristocratique fille d’amiral qui se retourne contre ses amis, faute d’avoir pu (ou voulu) comprendre les discriminations que leur couleur de peau leur faisaient vivre, c’est presque attendu ; si ça avait été Ramy ou Victoire, il y aurait eu un vrai choc, et ça aurait permis une approche un peu pertinente de la notion d’élite, de loyauté, de compromission. Alors que là, non, c’est normal et inévitable de choisir la révolte, fut-ce au prix de sa vie : les minorités raciales de Babel doivent se révolter, même après une vie d’acculturation. Parce que les anglais/blancs sont très méchants mais aussi très cons : les polyglottes natifs leurs sont indispensables, ce qui ne les empêchent pas de les accabler de leur mépris et de leur faire sentir qu’ils ne seront jamais que des outils au service de l’empire.

Ainsi, parmi la cohorte qui a précédé celle des quatre personnages principaux, les deux blancs sont devenus de loyaux sujets de l’empire et de sa machine répressive -allant pour l’un d’eux jusqu’à user de la torture sans ciller ; je rappelle que l’on parle d’universitaires incapables de laver leur linge tout seul- les deux non-blancs ayant rejoint la société secrète Hermès, qui lutte contre l’empire colonial.

De même, il est assez surprenant que des jeunes gens arrachés à leurs terres et leurs cultures natales, qui ne connaissent de la vie que l’étude des langues, s’expriment comme des militants marxistes aguerris [4]. On commence par penser « oui, c’est une bonne analyse, il a tout compris ! » avant de se rendre compte que non, ça colle pas.

Pour autant, est-ce que tout est à jeter ?

Le miroir de Babel

Babel ne parle pas des débuts de l’ère victorienne et de la Révolution industrielle ; Babel parle de nous, de notre époque, et de notre propre violence. En-effet, tout, dans son scénario est transposable à notre époque : l’argentogravure qui fait perdre leurs emplois aux ouvriers des filatures, est-ce fondamentalement différent d’une IA accommodée à toutes les sauces, là aussi au profit d’une minorité ? La recherche effrénée du profit, la course en avant d’un système toujours à la veille de s’écrouler, parle t-on bien de ce qui a conduit à la guerre de l’opium, ou du capitalisme financier ? Le non-dit qui sous-tend tout le livre, c’est le capitalisme. Il dirige tout dans ce monde comme dans le notre, jusqu’à Babel, qui sait parfaitement jouer sur les concepts de création de besoin et de rareté pour augmenter sa richesse.

Ce monde, sous ses dehors policés, est extrêmement violent. Que la violence soit symbolique (racisme, sexisme), physique (meurtre, esclavage) ou systémique (colonialisme, capitalisme), elle est présente à tous les niveaux de l’histoire et ce, dès le début. Je l’évoquais tout à l’heure, Robin est assez tôt dans le récit battu à coup de tisonnier par son tuteur, le professeur Lovell, pour un motif futile. Oh, le professeur est son père au fait, mais comment dire ? C’est juste biologique, il fallait fournir un nouveau locuteur chinois à l’université...

Violence encore, le traitement réservé aux « babilleurs » issus des colonies : condescendance, mépris... c’est le jour où on leur annonce dans la plus parfaite indifférence la mort d’un élève (noir) plus âgé qu’ils commencent à comprendre ce qu’ils sont : des outils. Des outils précieux, coûteux à remplacer, mais remplaçables malgré tout.

Faut-il donc réellement s’étonner de ce que l’argumentaire le plus souvent utilisé contre les agents d’Hermès et les tenants de la violence soient de l’ordre de : tu dessers ta cause en agissant ainsi, tu devrais plutôt faire un article dans le journal... Toute ressemblance, etc. pas fortuite du tout etc.

Et faut-il donc également s’étonner de la violence de certains commentaires dans Babelio où certains lecteurs réagissent envers l’autrice exactement comme décrit dans le livre : c’est une privilégiée, de quoi elle se plaint, si elle n’est pas contente elle n’a qu’à aller écrire en Chine... Le racisme ordinaire, tranquille, impuni, serein et sûr de lui.

Indubitablement, Rebecca F. Kuang a mis une partie de son vécu dans ce roman.
Et nous, lecteurs, quelle partie de notre vécu y mettons-nous ? Ne sommes-nous pas tous des Robin Swift ? Ne vivons-nous pas, nous aussi, en nous voilant la face ?

De la nécessité de la violence

La violence est-elle le moteur de l’Histoire, comme l’écrivait Hegel, bien au chaud dans ses pantoufles ? Ou bien est-elle le seul langage que les oppresseurs comprennent ? Vous avez deux heures.

PAR LE POUVOIR DU SPOIL ANCESTRAL
Je l’ai dit au début de cette critique : le roman est coupé en deux parties presque égales. La deuxième commence avec le meurtre du professeur Lovell par Robin. Quel symbole : on tue le père avant d’affronter l’empire. De fait, le roman devient nettement plus intéressant une fois qu’on a flingué papa. Tout s’accélère et Robin et ses amis n’ont d’autres choix que la lutte ou la reddition.

Il va alors se passer quelque chose qui était anticipé depuis le début du roman (je ne me sens absolument pas perspicace pour ce coup, tellement c’était téléphoné [5]) : les révoltés vont prendre Babel, et faire la grève de l’argentogravure, espérant ainsi faire plier l’empire.

La fin aussi était préparée bien en amont : je ne vous dit pas pourquoi, vous le verrez en lisant [6]. Et l’écroulement de Babel et la mort de tous les protagonistes non-blancs apporte une réponse positive à ce qui n’était même pas une question : oui, la violence est nécessaire. Après le cataclysme, l’Histoire est de nouveau « fluide », ne semble plus écrite à l’avance, dans le sens d’une domination toujours plus grande de l’oppression colonialiste.

Pour conclure en quelques mots

Babel est un roman pessimiste, et on n’est peut-être pas préparé pour ça lorsque l’on entame sa lecture. La fin explosive est à peine adoucie par une timide note d’espoir, presque futile, à peine perceptible dans le chagrin et la fureur. Changer l’Histoire est possible, mais il y faut du temps, des morts et pas mal d’illusions perdues.

Malgré tout l’ensemble est assez convenu, où même les effets de surprise tombent à plat, ce qui laisse l’impression assez désagréable qu’à trop vouloir étayer sa démonstration -mais à part quelques nostalgiques droitards, qui croit encore aux vertus du colonialisme ?- l’autrice a oublié qu’elle écrivait un roman.

...bon, admettons.

Mais les personnes qui croient vraiment aux « vertus civilisatrices de la colonisation » ou une connerie de cette acabit, ne lirons pas ce roman. Et celles qui lisent ce roman n’ont pas besoin d’être convaincues.

Si ce n’est pas une preuve, c’est au moins un défaut, il n’est jusqu’aux notes de bas de pages qui ne soient redondantes, servant tout au plus à inutilement justifier le comportement de tel ou tel personnage. Ces mêmes personnages qui se retrouvent réduits à leur fonction dans le cadre du récit, alors qu’on aurait été tellement aimé voir développer leurs relations [7].

Je trouve que Babel est un livre généreux dans ses idées mais en deçà de ce qu’il aurait pu être dans sa mise en œuvre. J’ai eu l’impression de lire deux romans à la suite, un premier en forme de roman d’apprentissage à la lisière entre une fantasy de bon aloi et de la littérature young adult, que l’on pourrait presque qualifier de « façon Harry Potter », avec une grande école, des livres, de la magie et quelques choix moraux ; suivi d’un second, beaucoup plus sombre et dur, où toute la brutalité du monde semble exploser d’un coup après qu’on ait tenté de la tenir à l’écart. Dans un sens, l’objectif est atteint, et le lecteur suit presque le même itinéraire que le personnage principal.

Mais ça ne suffit malheureusement pas pour faire un grand roman. J’en garderai des images, des fragments, mais aussi le souvenir d’une occasion manquée.


[1C’est bien la preuve que Baldur’s Gate 3 n’explique pas tout concernant le temps que j’ai mis pour lire ce livre.

[2

Un acte de traduction est toujours un acte de trahison.
1828. Un jeune orphelin chinois est recueilli à Canton par un professeur et conduit à Londres. Rebaptisé Robin Swift, le jeune garçon consacre ses journées à l’étude des langues dans l’optique d’intégrer le prestigieux Institut royal de traduction de l’Université d’Oxford, plus connu sous le nom de Babel. Berceau de l’argentogravure, les étudiants y exploitent le sens perdu des mots à l’aide de barres d’argent enchantées.
Dès ses premiers jours à Oxford, Robin prend conscience que ces travaux confèrent à l’Empire britannique une puissance inégalée et servent sa soif de colonisation, au détriment des classes défavorisées de la société et de ses territoires. Servir Babel revient donc à trahir sa patrie d’origine.Peut-il espérer changer Babel de l’intérieur ? Ou devra-t-il sacrifier ses rêves pour faire tomber cette institution ?

[3où il faut connaître le vrai nom des choses pour agir sur elles

[4Alors que Marx est encore tout juste ado à l’époque où l’action se déroule au passage

[5Oh regarde Robin, tu vois ces trucs ? Si tu les casses, tu fous par terre tout le système, hi hi hi, je devrais sans doute pas te dire ça, LOL

[6Le type qui dit : « Surtout, NE FAITES JAMAIS CA, HEIN ? Moi je vous montre, mais c’est pour la science. » c’est sûr que c’est un gars qui n’a jamais eu d’enfants.

[7Celle entre Robin et Ramy par exemple... l’esquisse des sentiments qu’ils éprouvent lorsqu’ils se rencontrent est parfaite, mais ça s’arrêtera là. Ce n’est qu’à la toute fin qu’on aura confirmation qu’on avait pensé juste, mais il n’y aura rien de plus